Hubert Champrun
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La critique Cinéma
Claus Pedersen est danois. Il est soldat. Il est en Afghanistan. Il patrouille avec ses hommes pour qu’ils n’aient pas l’impression d’effectuer une tâche absurde (et pourtant…). Il a la tête d’Obi Wan Kenobi jeune. Il vit la guerre moderne et humanitaire dans son absurdité de toujours et d’aujourd’hui : les gens meurent, quoi qu’on fasse, car la guerre, c’est sale. Au loin, dans la mère patrie, on s’émeut : des civils ont été tués. A War est un “petit” film remarquable, qui embrasse toutes les questions morales de la guerre et du guerrier : a-t-on le droit de tuer ? Qu’est-ce qu’une mission ? Qui protège-t-on, soi, ses frères d’armes, les populations ? Qui est l’ennemi ? Comment le pouvoir décide, ordonne, assume ? Quel est le rôle de l’opinion publique ? Où est la justice – et quelle justice ? Claus Pedersen va pouvoir se poser toutes ces questions en boucle. Les civils morts lui sont jetés à la face, il doit se justifier. Dans la vraie vie, il n’y a pas de jedi, il n’y a que des lois et des hommes, et une société inquiète qui s’attache à les concilier. On accompagne le commandant du début à la fin, avec une caméra portée qui privilégie les plans rapprochés, voire les gros plans. La première demi-heure est stupéfiante : le mot réalisme, si énervant sous la plume d’un critique de cinéma, est le seul, pourtant, qui puisse caractériser ces scènes de guerre, à la fois justes et épurées. On vit littéralement l’action (grâce à une bande son très travaillée, entre autres). Le reste du film, en dehors du terrain, est lui aussi subtil, précis, juste. Un “effet danois”, si j’ose dire, ajoute au bonheur du spectacle : les personnages sont calmes comme peuvent l’être des protestants placides. Pas de cris ni de rebondissements haletants mais une belle intensité. Tout est médité, contenu, dense. Chaque parole n’en est que plus décisive, chaque visage n’en exprime que mieux son incompréhension ou sa souffrance. Le spectateur est entrainé dans le vaste examen de conscience rétroactif que doit faire Pedersen : il revit le film et ses détails et cherche comme le commandant où est la vérité et la justice ; il apparaît que les zones sont grises ; A War en restitue les nuances.
A War, de Tobias Lindholm : intense, calme, frappant.
Aiman est singapourien. Il est gardien de prison. Il aimerait devenir bourreau. Les jeunes ont ainsi des rêves étranges. Apprentice est clairement un film documentaire : le prétexte de la fiction sert surtout à nous épargner la voix off et à installer un affreux suspense dans lequel on s’englue : quand va-t-on enfin assister à une exécution (on pend, à Singapour) ? Le spectateur se surprend plein d’empathie pour Aiman : nous aussi nous voulons pénétrer dans le bâtiment, où la trappe s’ouvre sous les pieds du condamné, pour écouter, fascinés, les explications du vieux bourreau, Rahim. Le film s’attache à donner une petite épaisseur psychologique au jeune “héros” : c’est sans intérêt, mais heureusement sans insistance ; toute l’intrigue tient dans cette lente découverte du métier, de ses trucs, du rituel de l’exécution. Le réalisateur a effectué un travail minutieux et sa caméra, précise et inventive, nous entraine dans un voyage hypnotique le long des couloirs de la prison. Chaque bruit est exacerbé, soulignant à la fois l’étrangeté de l’idée même de peine de mort et l’intensité du désir d’Aiman, mélange de curiosité technique et de défi personnel. Tout le propos pourrait être malsain, mais non : le vieux bourreau accomplit une tâche sociale, en essayant d’y mettre de l’humanité, sans exaltation (on comparera son personnage avec celui de Pierrepoint, the Last Hangman [2005], où la fierté inconsciente du bourreau faisait froid dans le dos). Le jeune apprenti se demande s’il est capable. Il noue des nœuds avec application. On est dans l’ordinaire. On ressort pensif.
Apprentice, de Boo Junfeng : précis, déroutant, prenant.